Préambule
Pour ce troisième entretien, Tom Roussel, personnage clé du roman, a cédé la place à José Blanpart, un autre personnage de Mélodie en haine mineure, ancien gendarme et témoin direct de l’arrestation du Tueur fou.
Cette fois, ce n’est plus le crime qu’on interroge, mais la ville elle-même. Mourcoing, transposition fictive de Mouscron, lieu de l’action et presque personnage à part entière. José pose les questions. Moi, j’y réponds — tantôt en costume de romancier, tantôt costume d’ado qui revient sur les lieux de son enfance.
Question 1 — Pourquoi Mourcoing ? Pourquoi ne pas avoir assumé Mouscron ?
JOSÉ BLANPART
L’action se passe à “Mourcoing”, mais moi, je vois bien ce que tu fais : tu n’as pas vraiment masqué Mouscron. Ceux qui connaissent la région feront vite le lien.
Alors ma question est simple : pourquoi inventer Mourcoing ? Pourquoi pas assumer pleinement que tout se passe à Mouscron ? Et surtout : est-ce que les faits auraient pu se passer ailleurs ?
ALEXANDRE HOS
Vaste question, José. Je vais essayer de te répondre dans l’ordre, parce qu’il y a plusieurs niveaux à ça.
D’abord, disons-le clairement : je n’ai pas vraiment eu le choix de Mouscron. C’est là que les faits réels se sont déroulés — ceux qui m’ont inspiré l’écriture de Mélodie en haine mineure. Il m’était impossible partir d’une page blanche, ça n’avait aucun sens. Tout y est : la géographie, l’ambiance, les tensions sociales de l’époque, les silences institutionnels…
En revanche, la transposition en Mourcoing était une nécessité. Parce que j’écris un roman à clés, pas un reportage. Il fallait créer une distance — à la fois éthique et narrative. La fiction demande un léger flou. Un décalage. Une liberté.
Et puis, je vais te dire, il y a aussi un hommage discret derrière ça. Mourcoing, c’est une contraction entre Mouscron et Tourcoing. Un clin d’œil à Félicien Marceau, un auteur que j’admire profondément. Il avait utilisé cette méthode dans Le corps de mon ennemi, en inventant la ville de Cournai, issue de Courtrai et Tournai. J’ai trouvé ce procédé à la fois subtil et élégant. Je l’ai repris à ma manière.
Quant à ta question — est-ce que les faits auraient pu se produire ailleurs — je te réponds : oui… et non.
Oui, dans le sens où les actes eux-mêmes — les tentatives de meurtre, le meurtre commis par Arnaud Degezelle (le véritable nom de celui qu’on a appelé le Tueur fou) — auraient pu survenir dans d’autres villes. La violence en soi n’a pas de territoire exclusif.
Mais tout ce qui s’est joué autour, tout ce qui a suivi — la réaction des autorités, la manière dont la population a encaissé ou évité le choc, le traitement politique, médiatique, judiciaire — ça, c’est profondément lié à la culture de la ville, à son passé, à son ADN local. Et surtout, à la période très particulière à laquelle les faits ont eu lieu.
C’est ce mélange-là, entre territoire, époque et inertie collective, qui rend cette histoire unique. Et qui, pour moi, ne pouvait émerger que là.
Question 2 — Est-ce que tu l’aimes, cette ville ?
JOSÉ BLANPART
Tu décris Mourcoing comme une ville en déclin, abîmée par les années 90, la chute du textile, la fermeture des agences en douane, la montée du vide…
Tu fais même dire à Tom que la ville elle-même est un personnage. Alors je te demande franchement : tu l’aimes, cette ville ? Ou tu la juges ?
ALEXANDRE HOS
Ah ah ! José, ton franc-parler t’honore — comme toujours.
Mais non, je ne pense pas que je regarde Mourcoing avec un œil accusateur. Et encore moins comme un flic qui revient sur une scène de crime.
Je me vois plutôt comme un scrutateur. Un type qui observe, qui cherche à comprendre. Je ne condamne pas, je n’absous pas non plus. J’interroge.
Et tu sais quoi ? Cette ville — fictive, oui, mais nourrie du réel — elle m’a surpris. Pendant l’écriture, je me suis laissé surprendre par elle, par ce qu’elle m’a soufflé, par ce qu’elle m’a imposé. Elle m’a parfois échappé. Et c’est précisément là que ça devient intéressant pour un romancier.
Parce qu’au fond, même si Mourcoing sort de mon imaginaire, elle ressemble énormément à Mouscron. Et cette ressemblance m’a permis de trouver une vérité plus profonde que celle des faits.
Alors pour répondre à ta question, je dirais qu’il y a une troisième voie.
Je ne la regarde ni comme un fils regarde sa mère, ni comme un flic fouille un dossier.
Je la regarde avec l’œil du romancier.
Question 3 — Est-ce que t’as pas eu peur qu’on te reproche ce que tu écris ?
JOSÉ BLANPART
Tu décris une ville rongée par le silence, la compromission, la lâcheté parfois. Tu dis que ce n’est pas faux, mais est-ce que tu n’as pas eu peur que certains se reconnaissent ? Qu’on te le reproche ?
ALEXANDRE HOS
J’adore fourrer mon nez dans l’interdit, tu le sais bien.
C’est même, je crois, une des raisons pour lesquelles j’écris.
Et d’ailleurs, si je suis honnête… parmi tous les personnages du roman, c’est peut-être toi, José, qui me ressembles le plus sur ce point-là. Ce besoin d’aller gratter là où ça gratte, de mettre la lumière là où ça dérange. Pas pour dénoncer — pas seulement — mais pour comprendre, déplier, mettre à nu.
Alors oui, bien sûr que j’ai pensé que certains pourraient se reconnaître. C’est le risque avec un roman à clés.
Mais j’assume ce risque. Parce qu’il faut bien que quelqu’un ose le dire, même sous couvert de fiction : le silence, parfois, est une complicité. Et tant pis si ça dérange.
Si on écrit juste pour caresser les consciences dans le sens du poil, on fait des chroniques, pas des romans.
Question 4 — Tu crois que la ville fabrique ses fantômes ?
JOSÉ BLANPART
Je parle pas des institutions. Je parle des gens. Tu crois que Mourcoing, comme tu l’as inventée, elle a fabriqué ses propres fantômes ?
ALEXANDRE HOS
L’effet de masse pose toujours problème.
Plus le nombre est grand, plus les rumeurs enflent, plus les peurs se propagent. Et plus le danger de monter les choses en épingle, de déréaliser les faits, devient réel.
Alors non, je ne crois pas que les gens de Mourcoing soient coupables. Pas directement. Mais je pense que, comme souvent, ils ont laissé faire. Par fatigue. Par habitude. Par peur, aussi.
Ce n’est pas qu’ils ont fabriqué des fantômes. C’est pire que ça.
Je pense que Mourcoing — comme tant d’autres villes en bord de fracture sociale — a des cadavres dans les placards.
Pas des fantômes qui errent.
Des corps bien réels, qu’on a soigneusement cachés.
Et qu’on a appris à ne plus regarder.
Question 5 — Tu écris pour la sauver ? Ou pour en faire le deuil ?
JOSÉ BLANPART
Tu l’as racontée, cette ville. Secouée. Jugée. Aimée. Tu l’as faite parler.
Mais au fond… tu veux la sauver ? Ou tu écris pour en faire le deuil ?
ALEXANDRE HOS
Alors… confidence pour confidence, mon bon José.
Ce n’est pas la première fois que, dans un de mes romans, l’ombre de Mouscron plane sur des villes imaginées.
Je pourrais te citer Scourmon, ou encore Valleux…
Mais ça, ce sont d’autres histoires. D’autres cadavres. D’autres silences.
Quant à ta question… sauvetage ou deuil ?
Franchement, je ne sais pas. Peut-être un peu des deux.
Ce que je sais, c’est que le criminel littéraire que je suis revient toujours sur les lieux de ses crimes.
Et que Mourcoing, comme Mouscron, continue de murmurer dans mes pages.
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Mélodie en haine mineure, un roman d’Alexandre HOS — parution prévue le 13 octobre 2025.