Il m’arrive souvent de me poser des questions relatives à ce qu’aurait été ma vie si je n’avais pas pris tel ou tel chemin. Parfois, certaines questions sont laissées à l’abandon, parce que dans l’instant, elles n’ont aucun sens. Rarement, certaines déclenchent en moi une profonde réflexion. Si profonde, que je me dis qu’il y a matière à écrire. C’est le cas pour ce qui suit.


Lorsque mes six ans, déjà bien entamés par l’automne, ont vu mourir Alexandre D., j’avais passé une partie de l’été précédent avec lui. Alex était bien plus âgé que moi, de onze ans, et je voyais en lui une sorte de grand-frère, celui que mes parents ne m’avaient pas offert. Ensemble, et avec ses frères Étienne et Vincent, nous avions fait des tours pendables. Tout un été à la campagne à voler la voiture de ma mère, à monter ma tente d’Indiens, à jouer dans les vieilles voitures – dont une Ford Capri et son odeur qui me chatouille encore les souvenirs – mimant une course poursuite dans les lointaines rues de San Francisco . Et tout ce temps passé à se goinfrer de glaces et de tartines maculées d’une triple couche de fromage blanc sucré à grands coups de cassonade.

Étaient finalement arrivées la fin août et la reprise des habitudes. La rentrée scolaire, une nouveauté pour moi avec cette première année primaire dans la même école que celle où ma mère enseignait. Et avec cette fin de vacances, le temps des adieux et cette promesse de tous nous revoir, vite.
J’ai revu les parents des trois frères quelques fois. Jeanne et Oscar. D’ailleurs je dois dire qu’Oscar a servi de modèle pour mes deux premiers romans d’espionnage. J’ai revu Vincent et Étienne, de plus nombreuses fois que leurs parents. Mais je n’ai jamais revu Alexandre.
Il est mort sous les roues d’un chauffard le 30 novembre[1]1979, après cet été passé ensemble.


Je n’écris pas sur l’avenir des autres, je n’écris pas sur ce qu’aurait pu être ma vie lorsque je ne suis pas l’acteur du choix. Si Alexandre n’était pas mort, les choses auraient été différentes, mais ce n’est pas de cela dont il s’agit ici.


En septembre 1993, alors que j’entamais ma seconde première année à l’école supérieure à Mons, ma mère avait décidé, du fait de ce redoublement, de laisser la main à mon père – dont elle était séparée depuis 1979 –, c’est-à-dire de laisser le soin à mon père de partir à la recherche d’un nouveau logement d’étudiant.


J’avais déjà repéré quelques possibilités non loin de l’école. Je tenais surtout à ne pas trop m’éloigner de la fille avec qui je flirtais depuis deux ans ! D’ailleurs, si j’étais arrivé dans cette grosse ville provinciale un an plus tôt, plutôt que d’étudier à Bruxelles, c’était justement pour rester à ses côtés, non pas par amour mais bien par jalousie ou possessivité juvénile.


Aussi, lorsque mon père était venu me chercher chez ma mère avec sa toute nouvelle BMW 325, j’étais fier comme Artaban de me promener avec cet homme plus permissif et bien plus sympa que ma mère. De son point de vue, il était temps que je prenne mon envol. Ainsi avait-il décidé de me laisser la main et d’envoyer le montant de la pension alimentaire directement vers mon compte, sans passer par celui de ma mère où l’argent souffrait de séquestres diverses et de ponctions domaniales souvent injustifiées.


En route pour Mons en cette fin de matinée, il fallait bien penser à nous restaurer. Quoi de plus normal que de proposer à mon père un passage par Thulin où la famille D. avait repris, à quelques centaines de mètres de l’ancienne tannerie devenue maison familiale, une auberge avec hébergements. L’affaire familiale était sur notre route, et cet interlude culinaire nous permettrait de passer un de ces rares moments entre père et fils. Une opportunité à saisir sans que sa nouvelle moitié et ses deux « demi-lui » issus du second lit n’y fassent irruption. Bref, un véritable instant de bonheur pour moi.


Certes, j’avais loupé mon année précédente. Certes, je manquais de maturité. Mais mon père voyait en moi le jeune homme qu’il aurait voulu être, c’est-à-dire un jeune homme ayant l’autorisation et la possibilité de faire des études. Au même âge, il crapahutait sur des pistes africaines avec une maigre solde de simple soldat. Alors, c’est dire si le repas était cool. Tout rêve était presque permis.


Très vite, Étienne le cadet d’Alexandre avait reconnu mon père. Et lorsque nous étions entrés, nous fûmes reçus comme si nous faisions encore partie de la famille, bien que ma mère fut plus proche des D. que mon père. Cela faisait quelques mois que je n’avais pas vu Étienne. Vincent non plus d’ailleurs. Ce dernier quittait rarement ses fourneaux.


Nous mangeâmes tranquillement un menu, et en guise de dessert, Étienne proposa d’appeler son père, Oscar, pour nous accompagner au café.

Ici, je dois faire une parenthèse.
Entre 1979 et 1993, quatorze ans, il m’est arrivé de rencontrer quelques fois la famille D. Plus souvent les garçons, comme je l’ai déjà écrit. D’ailleurs, les voir, c’était comme revoir de vieux copains. Concernant Oscar et Jeanne sa femme, mais surtout Oscar, c’était une autre histoire. À la mort d’Alexandre, j’ai mesuré dans les yeux de ce père toute la douleur de la perte d’un Alexandre. Je sais aussi que lorsqu’il me voyait, après les événements, le simple fait de prononcer notre prénom rouvrait en lui des plaies toujours béantes ; des blessures endormies qui se mettaient à suinter toutes seules de la tristesse.


Je me souviens en particulier d’une fois où Oscar avait passé la main dans mes cheveux, sur ma nuque, après un repas chez eux. Il m’avait proposer de rester dormir là. Mais son épouse et ma mère avaient refusé de concert. Je crois qu’elles savaient que cela lui ferait plus de mal que de bien. Oscar aimait ses deux fils restants, bien entendu ! Mais il avait aimé Alexandre comme on aime un futur roi, et il n’avait plus d’autres possibilités que d’adorer des souvenirs dont il était venu à bout d’inventaire au fil des ans. J’ai cette fois-là eu cette impression qu’il voulait s’en construire de nouveaux, toute prétention gardée.


Il y a aussi cet épisode où nous avons mangé chez eux avec ma mère, un de ses amis et moi. Une inquiétude hors norme s’était soudainement emparée de moi. Je suais, tremblais, et me revoyais près du cercueil encore ouvert en 1979. Je suis allé aux toilettes, obligé de passer par l’endroit où l’on avait tendu sa toile de parachute. Derrière elle, il reposait. J’ai eu envie de courir, de partir, de foncer vers la route. Je devenais incontrôlable, insondable et misérable dans ma réaction qui allait suivre. Je me suis remis à table et j’ai demandé à partir, immédiatement prétextant un rendez-vous ! Sur le champ, ma mère m’y conduisit pour y revenir après. L’année 1979 et mon présent se confondaient, devenaient une seule et même époque. Alex. Alex.


Fin de la parenthèse. Retour à l’auberge avec mon père.
Finalement, Oscar nous avait d’abord invités à prendre le café chez Jeanne et lui, dans la maison de mes vacances passées. Contre toute attente, je m’étais braqué et avais refusé. Mon père s’offusqua un peu. Mais il fallait bien que jeunesse se passe et que les trop fraîches hormones trépassent.

Toujours à l’auberge, on parla de la vie des uns, et des autres, des carrières, des succès, de mon échec et de ma nouvelle réinstallation dans la ville de Mons aux frais exclusivement paternels. Par amitié ou par opportunisme, Oscar proposa de me loger dans la maison familiale par le biais d’une location avantageuse, voire symbolique. À tout juste vingt minutes de train de la gare de Mons. Il vanta une situation idéale, un cadre hors norme, la surveillance de mes études, la vie à la campagne, le tout dans une famille que je connaissais. Comme la dernière fois dans cette demeure, une chaleur montait en moi. Je pris peur ! Mon père vit la détresse dans mon regard et déclina poliment l’offre.
Les deux hommes ne se sont plus jamais vus, et moi j’ai croisé Oscar peut-être encore une fois ou deux, mais le lien était rompu.


Alors, quand en ce jour de mai 2019 je me suis mis à penser à la famille D., mes pensées ont vite dévié. Que ce serait-il passé si j’avais accepté de vivre chez les D. ? Aurais-je pris la place du mort ?


C’est l’équation émotionnelle à résoudre aujourd’hui.


Je dois d’abord penser fortement au lieu. À l’ancienne tannerie, aux odeurs du petit ruisseau derrière la maison. Je dois aussi revoir les murs d’enceinte qui n’existent plus aujourd’hui. Je récupère mes sens d’autrefois : la fraîcheur de la cuisine, le bois de la porte d’entrée, les bruits de la pendule, le son des vieux escaliers, la pierre apparente aux murs, les poutres et le dallage inégal dans la petite entrée, là où le parachute protégeant le cercueil était tendu. Non, ne pas penser au parachute, surtout pas.


Je décide de ne pas trop aller me perdre dans les détails, histoire de ne pas mettre mes sens en éveil et de laisser en berne mon système de défense quand il s’agit d’Alexandre D. : d’abord la vague de chaleur, les émotions et puis la fuite. Je veux faire cet exercice dans le calme et la sérénité pour mesurer l’impact du choix.


Vivre chez les D. ! Oui, vivre chez les D., même en passant les week-ends chez ma mère ou chez mon père une fois sur deux, c’eut été faire partie à cinq septièmes de la famille D. J’ose imaginer qu’un petit locataire comme moi n’eut pas été logé à la même enseigne qu’un étranger, que du contraire.


En effet, notre passé commun aurait rendu Oscar vigilant ! Son besoin de transmission aurait fait de moi quelqu’un de plus cultivé, plus vite. Sans doute avais-je peur de la place du père qu’il aurait pu prendre. Mon père était peu présent, trop occupé à construire l’avenir de sa famille dont je ne faisais pas vraiment partie. Ma mère s’était entichée d’un bonimenteur, d’un limonadier dont le comportement avec moi était des plus odieux.

L’image de l’autorité et de celle du père fortement écornées.
Entrer dans une vraie famille soudée, où la liberté a la même valeur que la vérité, n’est pas une chose facile lorsque l’on vient d’une supernova émotionnelle dont les fragments sont éparpillés dans un univers qui n’est plus le vôtre. Je crois donc que le temps d’adaptation aurait été long. Jeanne, ancienne professeure, aurait dû faire montre de la totalité de sa puissance pédagogique. Sans doute que mes pleurs et peurs auraient fait débat lors des dîners que j’imagine communs, le plus souvent possible. Une autre adaptation difficile pour un gosse qui se préparait à manger, seul, depuis ses neuf ans !


La proximité de l’auberge aurait pu me donner un moyen de travailler comme serveur, comme je l’ai fait dans un autre établissement tout au long de mes études. En sus de l’apport financier considérable pour un jeune rendu autonome par le versement d’une pension alimentaire sans intermédiaire, les émoluments m’auraient permis de mettre un peu d’argent de côté voire de me payer les vacances que ma mère m’interdisait de prendre. Et pourquoi pas passer les week-ends à l’auberge et les vacances avec les D. ? Eh oui, pourquoi pas ?


Solidité, équilibre et sérénité sont les mots qui me viennent à l’esprit lorsque je pense à ce qu’aurait été ma vie si j’avais dit oui.

Mais, je n’ai pas pris la place du mort.

J’ai l’impression de l’avoir laissée occupée par respect pour ce grand-frère parti beaucoup trop tôt.


En lieu et place, mon parcours a été chaotique, mais il a été le mien. Sans aide.

Et je terminerai en citant un passage de Cyrano de Bergerac par Edmond Rostand.
« Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ».
FIN.

[1] C’est étonnant. J’ai retrouvé la photo d’Alexandre un 22 avril ! Un signe. C’est le jour de la Saint Alexandre.